"J'y gagne, à cause de la couleur du blé"

En 2019, dans un café à chats niçois, une belle histoire d’amour a commencé. Un regard, un coup de foudre, une parole ; point de départ d’une merveilleuse aventure.

 

 Après plus d’un an de relation, mon conjoint et moi nous sommes installés ensemble dans un studio aixois. Étudiants et incertains de notre proche avenir, nous savions qu’il était irresponsable d’adopter, dans notre situation actuelle, un animal. Pourtant, comme le prouve notre lieu de rencontre, nous sommes des amoureux des chats et nous trouvions que l’appartement manquait de vie. J’avais déjà entendu parlé des associations et des familles d’accueil, j’avais déjà évoqué l’idée de me lancer, mais je pensais qu’il valait mieux attendre d’être installée pour de bon quelque part. Et puis, j’avais peur de ne pas supporter les départs des petites boules de poils accueillies quelque temps chez moi. Pourtant, après réflexion, avec mon compagnon, nous avons décidé de tenter l’expérience. Devenir famille d’accueil, c’était mêler l’utile à l’agréable, sauver un petit chat, sans avoir à s’engager sur le long terme et sans avoir à avancer trop de frais.

 

J’ai donc commencé mes recherches et contacté des associations. En demandant conseil sur le groupe facebook « Neurchi de Pitichat », j’ai découvert le Chat’Pitre, qui œuvrait à l’époque sur Marseille et Paris. Une discussion avec la présidente de l’association, Melinda, m’a convaincue. Nous avons donc entrepris les démarches.

 Un petit chat attendait justement qu’une place se libère pour être sorti de la rue. Plus on me parlait de lui, et plus j’étais inquiète : il avait l’air en mauvaise santé et j’avais peur que nous ne parvenions pas à le sauver. Le fameux chat gris avait subi un accident de voiture, plusieurs années plus tôt, et, sa famille, refusant de payer les frais vétérinaires, l’avait laissé à la rue, blessé. Une dame l’avait conduit en clinique, l’avait fait soigner et l’avait remis dehors sans suivi car, « un chat, ce n’est pas fait pour être enfermé ». J’ai appris que des gens lui jetaient des cailloux, qu’il était blessé à l’œil et amaigri.

 

Impossible de le laisser comme ça. Alors, avec mon compagnons, nous sommes partis le récupérer sur Marseille. Après un long trajet en bus, nous l’avons rencontré chez un vétérinaire. Melinda a décidé de l’appeler « Chance », parce qu’il en avait bien besoin. Nous ne pouvions pas tous être dans la salle d’auscultation et j’attendais dans la salle d’attente. L’assistante vétérinaire est venue me dire : « Eh ben ! c’est pas tout jeune et ça a fait la guerre ! ». Effectivement, Chance a un œil voilé, il n’a plus de dent, une fente au niveau de son palais relie sa bouche et son nez, lui faisant quotidiennement risqué la fausse route, il est FIV+, couvert de parasites, malade, amaigri, on ne peut pas connaître son âge, estimé alors entre 13 et 15 ans, et son pelage gris vire au roux à cause de la malnutrition et des carences. Je demande si je peux commencer à parler de lui autour de moi, pour trouver des adoptants, et on me répond d’attendre quelques semaines. Les vétérinaires n’ont pas l’air certains de sa survie.

 

 Inquiets, nous l’avons ramené à la maison, au chaud. Il était un peu méfiant, les premières minutes, mais s’est jeté sur la pâtée, l’eau et les croquettes. Il était bavard, il n’arrêtait pas de miauler. On ne comprenait pas trop ce qu’il cherchait. On l’a laissé découvrir son nouvel environnement mais, rapidement, on a compris que ce qu’il voulait, c’était des câlins. Il réclamait notre attention. Il voulait de l’amour. On lui en a donné, beaucoup. On s’est occupé de lui et, au fil des jours, on l’a vu reprendre du poil de la bête. Rapidement, il est devenu plus confiant, il s’est mis à grimper, à se tenir fièrement sur l’armoire, et à nous noyer sous les câlins.

 

 Après deux semaines de chouchoutage intensif, nous sommes allé voir un autre vétérinaire, plus proche de chez nous. Son âge a alors été estimé à 8 ou 10 ans maximum. Après deux semaines au chaud, couvert d’amour et avec un accès illimité aux croquettes, à l’eau et à la pâtée, il allait bien. Bien sûr, son œil, ses dents, le FIV, ca n’avait pas changé, et ce ne pourra pas changer, mais il a soudainement rajeuni de 5 ans.

 

Chance, chez nous, était en sécurité, et choyé. Il le savait et était particulièrement reconnaissant. Calme, sage, câlin, collant. Un petit chat parfait qui n’a jamais griffé le canapé, qui n’a pas essayé de piquer dans nos assiettes, qui n’a pas fait un pipi hors de sa litière et qui n’a jamais essayé de sortir. Le petit chat parfait !

 

Il était désormais possible de lui chercher une famille pour la vie ! J’ai contacté la gérante du bar à chat d’Aix-en-Provence, posté l’histoire de Chance sur les pages et groupes facebook spécialisés. Tout le monde pensait que personne ne voudrait du pauvre chat rescapé et tout cassé, mais en fait, rapidement, nous avons eu des demandes. Et c’est là que j’ai commencé à douter. Est-ce que je me voyais confier Chance à quelqu’un ? Après les heures de câlins jours et nuits, les aller-retours au vétérinaire pour son opération du palais, l’inquiétude, l’amour, la complicité, et tout ce temps que nous lui avions consacré… j’ai cru que je n’aurais pas la force de le laisser partir. Pourtant, nous n’avions pas le choix. Encore une fois, nous ne savons pas où nous serons dans six mois, et nous avons déjà, dans nos familles respectives, des chats. Il était impossible de mettre Chance, FIV+, en compagnie des chats de nos parents.

 

L’une des familles ayant rempli le formulaire pour l’adoption de Chance est venue le rencontrer chez nous. Le feeling est passé tout de suite. On voyait dans les yeux de la jeune fille l’amour qu’elle éprouvait, déjà, pour lui. C’est cela qui nous a rassuré : après son adoption, il serait encore couvert d’amour.

 Le 21 Décembre, une fois remis sur pied, après de nombreuses opérations du palais, Chance est parti pour sa famille définitive. Nous avons essayé d’être forts, de ne pas pleurer. Nous lui avons dit au revoir et, au moment de son départ, nous avions des sanglots dans la voix. C’était vraiment très difficile de penser que nous ne le reverrions plus, en vrai. Difficile de se dire qu’il ne me servirait plus de Chat-peau, en dormant sur ma tête, la nuit. Difficile de se dire qu’on ne l’entendrait plus réclamer des croquettes ou ronronner de toutes ses forces. J’ai pleuré.

 

 Dans les jours qui ont suivi, la famille de Chance nous a envoyé des nouvelles, et des photos. Il s’est rapidement fait à sa nouvelle vie. Nous étions très heureux, pour lui, mais triste de son départ. Avec mon compagnon, nous avons hésité à retenter l’expérience. On se donne du mal, et on prend du temps et, finalement, le départ est une véritable épreuve. Pourtant, après les vacances, en retrouvant notre appartement vide, la présence d’un petit chat commence déjà à nous manquer. Nous savons que Chance va bien et que sa famille l’adore (c’est rien de le dire) ! Notre chagrin s’est apaisé, même si je suis émue à chaque fois que je vois sa merveilleuse petite bouille cassée.

 

 Être famille d’accueil est une expérience exceptionnelle et gratifiante. Sans nous, et surtout sans l’association, Chance serait encore à la rue. Il serait même peut-être mort. Grâce à l’action du Chat’Pitre, il vit au chaud et couvert d’amour. Bien sûr, il faut un peu de force au moment du départ, et cela demande du temps, mais mon chagrin et mes efforts ne sont rien à côté du bonheur de savoir que ce chat, que j’aime de tout mon cœur, est en vie et heureux.

 

Je vous partage un extrait du Petit Prince qui, je pense, illustre parfaitement l’expérience de famille d’accueil :

 

 "- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...

 

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:

 - S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.

 

- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

 

- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

 

- Que faut-il faire? dit le petit prince.

 

- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...

 

Le lendemain revint le petit prince.

 

- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.

 

- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.

 

- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.

 

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:

 

- Ah! dit le renard... Je pleurerai.

 

- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...

 

- Bien sûr, dit le renard.

 

- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

 

- Bien sûr, dit le renard.

 

- Alors tu n'y gagnes rien !

 

- J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.